Une grande mosquée, pour quoi faire ?


LE MONDE | 16.07.07 | 14h42 • Mis à jour le 16.07.07 | 15h38

u bout de la rue, le prêche est inaudible. Une enceinte posée sur le seuil de la salle de prière diffuse tant bien que mal les paroles de l'imam, psalmodiées en arabe. Qu'importe. Les hommes affluent et s'installent en silence sur le bitume ou sur un coin de trottoir. Ils se déchaussent à la hâte et étalent devant eux un morceau de carton apporté en guise de tapis de prière. Un jeune homme ôte ses claquettes jaunes et, dans la flaque d'eau qui affleure d'une bouche à incendie, procède rapidement à ses ablutions rituelles.

Comme chaque vendredi, à l'heure de la grande prière, la rue de la Mission-de-France est coupée à la circulation. Quelques centaines de musulmans investissent la voie publique, faute de trouver une place dans la petite salle de prière tenue par l'association Nour-al-Houda, installée au rez-de-chaussée d'un immeuble de cette rue située en plein coeur d'un quartier commerçant de la ville.

Ici, la perspective de doter Marseille d'une "mosquée cathédrale" susceptible d'accueillir quelque 5 000 personnes ravit les fidèles. "C'est important de prier dans un bel endroit, estime Kader, 31 ans, chauffeur au port autonome et habitué des lieux. Pour nous, la grande mosquée sera un symbole d'existence et nous permettra de récupérer notre dignité."

"Symbole", le mot est lâché. Dans son immense majorité, la communauté musulmane de Marseille, forte de 200 000 personnes, soit un quart de la population, défend la création d'un tel édifice. Question "de reconnaissance", "d'intégration", "d'acceptation", "d'ancrage" de la présence musulmane dans la cité.

"D'un point de vue cultuel, la grande mosquée est un besoin parmi d'autres", reconnaît Abderrahmane Ghoul, président du conseil régional du culte musulman (CRCM) de Provence-Alpes-Côte d'Azur, acteur central du projet. "Mais c'est le plus symbolique", ajoute-t-il. "La logique voudrait que l'on améliore l'existant et que l'on couronne l'ensemble avec la grande mosquée", estime aussi Mohsen Ngazou, responsable régional de l'Union des organisations islamiques de France, autre défenseur du projet. M. Ngazou croit "plutôt à la dynamique que va créer dans les quartiers cette belle construction".

Cette charge symbolique n'a pas échappé à la municipalité. Après des années de tergiversations, le vote municipal du 16 juillet qui a octroyé à l'association La Mosquée de Marseille un bail emphytéotique pour un terrain de 8 600 m2 et des bâtiments de 2 550 m2, constitue le premier pas vers la concrétisation du projet. Le plan d'aménagement de la zone où doit être implantée la mosquée a déjà été modifié, afin que puisse y être érigé un minaret de 25 mètres. D'ici à décembre, la mairie devrait remettre les clés des lieux aux nouveaux locataires. Si possible en grande pompe.

S'il aboutit, ce projet fera de Marseille l'une des villes de France les mieux dotées en terme d'offre cultuelle musulmane. Car, aussi spectaculaire soit-elle, la situation de la mosquée Nour-al-Houda est devenue exceptionnelle. La ville compte 62 lieux de culte, offrant aux fidèles plus de 13 000 places. Outre les six grandes mosquées pouvant accueillir plusieurs centaines de fidèles, Vincent Geisser, chercheur au CNRS, auteur d'un Diagnostic de l'état de l'offre cultuelle dans l'agglomération marseillaise, souligne le dynamisme de l'"islam paroissial", ces petites salles de quartiers qui répondent à "une logique existentielle selon laquelle les musulmans prient là où ils résident".

Mais ce foisonnement cache mal une qualité discutable. Aménagées au rez-de-chaussée d'immeubles, dans d'anciens garages ou de vieux entrepôts, deux tiers des salles de prière occupent moins de 250 m2. Seule la mosquée Daoua, inaugurée récemment dans le centre-ville, répondrait à toutes les normes de sécurité. Cinq arrêtés de fermeture ne sont pas exécutés, faute d'offre alternative, selon la mairie. Enfin, la plupart n'ont pas d'espace réservé aux femmes.

De ce point de vue, la construction de la grande mosquée constitue-t-elle une réponse ad hoc ? "On n'a pas besoin d'une grande mosquée, mais de petites mosquées de quartier décentes", assure Nassurdine Haidari, imam comorien, dont la communauté est la deuxième en nombre après les Algériens. "Les gens sont plus intéressés par un islam proche de chez eux", pense-t-il.

"Il est virtuel de penser que l'ouverture d'une grande salle va entraîner la fermeture des petites", juge aussi Azzedine Aïnouche, responsable de la mosquée Al-Islah, située sur le site du grand marché aux puces, l'une des plus vastes de la ville. Conscient de la difficulté de déplacer des fidèles attachés à une "paroisse", une obédience ou un imam, M. Ghoul suggère de "fermer les petites mosquées le vendredi" pour faire vivre la grande. "La grande mosquée ne résoudra pas les flux du vendredi", concède de son côté M. Ngazou.

Pour la grande fête de l'Aïd, au cours de laquelle plus de 10 000 personnes se retrouvent au parc des expositions loué pour l'occasion, chacun caresse l'espoir que la grande mosquée devienne le lieu de rassemblement de la communauté. Et ce, même si l'exemple des Grandes Mosquées de Lyon ou de Paris, dont le rayonnement théologique au sein de la communauté musulmane locale demeure limité, inspire des craintes. "Ce projet apparaît comme une aspiration venue du haut et notamment de la mairie, juge Youssef Mamri, ancien membre actif de l'islam local. Il risque d'être une "mosquée de Paris bis" où les enjeux cultuels passeront après les enjeux politiques."

Deux autres écueils risquent de compromettre l'aboutissement du projet : la délicate désignation d'un recteur et d'un imam qui soient acceptés par l'ensemble des sensibilités de la communauté musulmane, et le financement. "Là, on est dans la construction, n'entrons pas dans les guerres internes avec ces nominations", temporise M. Ghoul.

Pour s'imposer, l'imam de cette mosquée-vitrine devra de fait cumuler de nombreuses qualités. "Il faudra qu'il soit une référence théologique, qu'il soit bilingue, marseillais et symbole d'ouverture", énumère M. Ngazou. Avec le recteur, il aura aussi vocation à s'imposer comme l'un des interlocuteurs des pouvoirs publics.

Avant d'en arriver là, les fonds doivent être collectés. Les porteurs du projet ont fixé à 30 % l'apport étranger, afin de limiter l'influence des pays d'origine, et comptent sur les fidèles pour trouver les quelque 8 millions d'euros nécessaires aux travaux. "Je ne vois pas comment ce projet peut aboutir, juge M. Mamri. On n'a même pas de quoi payer les factures d'électricité ou les imams dans les mosquées !" En dépit de ces obstacles, le CRCM espère une inauguration "dans trente mois".

Stéphanie Le Bars
Article paru dans l'édition du 17.07.07.


GAMMA/PATRICK MESNER