Ancien président de Médecins
sans Frontières, Rony Brauman tire les leçons
de l’opération de l’Arche de Zoé.
Entretien.
Comment
une équipée aussi rocambolesque est-elle aujourd’hui
possible ?
Dans l’ensemble, la confiance règne
vis-à-vis de gens qui se présentent avec une
ambition noble et généreuse. Et il est très
difficile de vérifier les intentions réelles
d’un groupe qui affirme, par exemple, comme dans le
cas de cette association, vouloir installer un centre d’accueil
à destination des enfants dans une partie reculée
du pays. Si cette ONG a tenu un double discours, en prétendant
fonder un centre alors qu’en réalité,
ils voulaient ramener des enfants en France, ce n’est
qu’une fois le délit constitué qu’il
peut être puni.
Mais
comment en est-on arrivé là ?
Il y a eu, semble-t-il, une tentative d’enlèvement
d’enfants. Cette idée qu’il faut arracher
des enfants à leur milieu pour les sortir de la misère
ou de la mort est très répandue. J’en
ai constaté les effets dès 1978, quand je travaillais
dans un camp de réfugiés cambodgiens à
la frontière thaïlandaise. J’ai vu des petits
groupes débarquer afin de « faire leur marché
aux enfants » : certains étaient animés
d’intentions louables, comme l’Arche de Zoé
; d’autres avaient des visées plus malveillantes
et perverses, de type pédophile.
Pourquoi,
dès lors, ne pas davantage réguler les ONG ?
C’est une affaire compliquée. La liberté
d’association est un droit fondamental. La loi de 1901
sert à créer des associations de boulistes comme
des ONG internationales. Je me souviens avoir travaillé
avec le cabinet de Bernard Kouchner, quand ce dernier était
secrétaire d’Etat à l’action humanitaire,
afin de voir si nous pouvions adapter cette loi aux contraintes
juridiques spécifiques de l’aide humanitaire
internationale. Nous avions conclu qu’une réforme
apporterait plus de problèmes que de solutions.
Au-delà
des responsabilités juridiques qui pèsent sur
les acteurs de l’Arche de Zoé, y a-t-il une responsabilité
morale dans cet imbroglio ?
Oui. Elle repose sur les épaules de ceux qui, forts
de leur statut intellectuel et de leur présence sur
la scène publique, ont installé l’idée
que tous les enfants de cette région étaient
à court terme condamnés à mort et qu’une
guerre génocidaire était en cours. C’est
d’ailleurs ce qu’on peut lire sur le site de L’Arche
de Zoé : « 800 000 enfants vont mourir avant
la fin de l’année… » Des enfants
broyés, démembrés, jetés dans
les puits : ce sont des images évoquées par
des gens comme Bernard Kouchner et Bernard-Henri Lévy
qui se réclament d’une expérience de terrain
et qui, de retour à Paris, mobilisent afin d’élever
le niveau de conscience en vue de provoquer une intervention
armée internationale au Darfour. Ces gens-là
sont irresponsables lorsqu’ils répandent des
idées simplistes et ils incitent à des actions
du type de celles entreprises par L’Arche de Noé.
Quel
est le mobile de ceux que vous dénoncez comme des irresponsables
?
Je ne peux m’empêcher de remarquer que Bernard
Kouchner se sent intellectuellement et philosophiquement proche
de courants néo-conservateurs ultra-interventionnistes
sur le plan international et dont l’objectif est de
constituer des forces d’action internationale. C’est
l’option défendue par Kouchner : chaque crise
humanitaire doit donner lieu à une intervention armée,
de préférence sous couverture de l’Onu
mais si ce n’est pas possible, on y va, au nom du droit
de l’ingérence… Quand on fait croire à
l’opinion que c’est Auschwitz qui se joue dans
les sables du Darfour, que des centaines de milliers d’innocents
vont voir leurs destins brisés, il ne faut pas s’étonner
que certains soient prêts à renverser toutes
les barrières et rompre les digues pour sauver des
vies. Entre le symbole et la tromperie, la limite est ténue.